Le travail: une satisfaction différée
Le travail exige une conduite où le calcul de l'effort,
rapporté à l'efficacité productive, est constant. Il existe une conduite
raisonnable, où les mouvements tumultueux qui se délivrent dans la fête
et, généralement, dans le jeu, ne sont pas de mise. Si nous ne pouvions
refréner ces mouvements, nous ne serions pas susceptibles de travail, mais
le travail introduit justement la raison de les refréner. Ces mouvements
donnent à ceux qui leur cèdent une satisfaction immédiate: le travail, au
contraire, promet à ceux qui les dominent un profit ultérieur, dont
l'intérêt ne peut être discuté, sinon du point de vue du moment présent
(…)
Il est arbitraire, sans doute, de toujours opposer le détachement, qui est
à la base du travail, à des mouvements tumultueux dont la nécessité n'est
pas constante. Le travail commencé crée néanmoins une impossibilité de
répondre à ces sollicitations immédiates, qui peuvent nous rendre
indifférents à des résultats souhaitables, mais dont l'intérêt ne touche
que le temps ultérieur. La plupart du temps, le travail est l'affaire
d'une collectivité, et la collectivité doit s'opposer, dans le temps
réservé au travail, à ces mouvements d'excès contagieux dans lesquels rien
n'existe plus que l'abandon immédiat à l'excès. C'est-à-dire la violence.
Aussi bien la collectivité humaine, en partie consacrée au travail, se
définit-elle dans les interdits sans lesquels elle ne serait pas devenue
ce monde du travail qu'elle est essentiellement.
L'homme: être de la double négation
Je pose en principe un fait peu contestable: que l'homme
est l'animal qui n'accepte pas simplement le donné naturel, qui le nie. Il
change ainsi le monde extérieur naturel, il en tire des outils et des
objets fabriqués qui composent un monde nouveau, le monde humain. L'homme
parallèlement se nie lui-même, il s'éduque, il refuse par exemple de
donner à la satisfaction de ses besoins animaux ce cours libre, auquel
l'animal n'apporte pas de réserve. Il est nécessaire encore d'accorder que
les deux négations que, d'une part, l'homme fait du monde donné et,
d'autre part, de sa propre animalité, sont liées. Il ne nous appartient
pas de donner une priorité à l'une ou à l'autre, de chercher si
l'éducation (qui apparaît sous la forme des interdits religieux) est la
conséquence du travail, ou le travail la conséquence d'une mutation
morale. Mais en tant qu'il y a homme, il y a d'une part travail et de
l'autre négation par interdits de l'animalité de l'homme.
la conscience de l’objet s’est faite au détriment de la conscience de
soi
Ce que nous appelons le monde humain est nécessairement
un monde du travail, c’est-à-dire de la réduction. Mais le travail a un
autre sens que la peine, que le chevalet de torture que l’étymologie
l’accuse d’être. Le travail est aussi la voie de la conscience, par
laquelle l’homme est sorti de l’animalité. C’est par le travail que la
conscience claire et distincte des objets nous fut donnée, et la science
est toujours demeurée la compagne des techniques. L’exubérance sexuelle au
contraire nous éloigne de la .conscience; elle atténue en nous la faculté
de discernement: d’ailleurs une sexualité librement débordante diminue
l’aptitude au travail, de même qu’un travail soutenu diminue la faim
sexuelle. Il y a donc entre la conscience, étroitement liée au travail et
la vie sexuelle, une incompatibilité dont la rigueur ne saurait être niée.
Dans la mesure où l’homme s’est défini par le travail et la .conscience;,
il dut non seulement modérer, mais méconnaître et parfois maudire en
lui-même l’excès sexuel. En un sens, cette méconnaissance a détourné
l’homme sinon de la .conscience; des objets, du moins de la conscience de
soi. Elle l’a engagé en même temps dans la conscience du monde et dans
l’ignorance de soi. Mais, s’il n’était d’abord devenu conscient en
travaillant, il n’aurait pas de connaissance du tout: il n’y aurait encore
que la nuit animale.