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Il nous faut admettre, en même temps, ces deux constats:
le racisme est insoutenable, par n’importe quel esprit, même médiocrement
doué, et il y a en nous quelque chose qui, presque malgré nous, nous
pousse sous une forme ou sous une autre, à le soutenir. C’est
contradictoire, embarrassant et assez terrible. Ce moteur inlassable,
inusable, jusqu’ici en tout cas, j’ai proposé de l’appeler, d’un terme
qu’il m’a fallu forger: l’hétérophobie ou la peur d’autrui. Ce malaise
diffus devant les autres, il est aussi difficile d’en rendre compte que de
l’amour d’autrui, avec lequel, heureusement, il coexiste. C’est un fait
aussi dense, aussi inesquivable, complémentaire, comme s”il n’y avait
guère de zone neutre. Une jeune femme essaye de me l’expliquer:« Tout
homme me semble toujours prêt à porter atteinte à ma liberté, à mon
intégrité … sauf l’homme que j’aime, mais alors il ne me semble plus
exactement un homme.» En somme, il cesse d’être un inconnu différent et
dangereux. Pourtant cette force, cette inclination à accuser autrui, à
l’agresser, sous divers prétextes, nous la connaissons bien: nous en avons
une très fréquente expérience, même si son contenu est confus, plus
émotionnel que raisonnable. En gros, chaque fois que nous nous trouvons
devant un individu ou un groupe différent ou mal connu, nous en ressentons
quelque malaise. Dans une entreprise comme dans une armée; même au sein
d’un clergé; ne parlons pas des artistes menés par leur excessive
sensibilité. Notre inquiétude peut nous pousser à adopter des attitudes de
méfiance et même de refus hostile. Lesquelles n’excluent pas, du reste,
des sentiments ambivalents, d’attente et d’espoir: on le voit chez
l’enfant, toujours prêt, à la fois, à prendre peur et à sourire (question
classique; l’enfant est-il raciste? Evidemment non, il n’en possède pas
l’argumentation, mais il est candidat à l’hétérophobie. ) On le voit dans
le tourisme, où l’inconnu nous fascine et nous inquiète. C’est pourquoi
certains philosophes ont pu affirmer que l’homme est un loup pour l’homme,
et d’autres que l’homme est plein d’amour pour l’homme: chaque partie a
exprimé la moitié de la vérité.
Plus grave: cette réaction, à base de peur et de concurrence, ne relève
pas seulement du délire: elle a une fonction: elle fut et , en un sens,
reste vitale pour l’espèce humaine. Pour survivre, l’homme a dû souvent
défendre son intégrité et ses biens, et, à l’occasion, s’approprier ceux
d’autrui, biens mobiliers et immobiliers, aliments, matières premières,
territoires, femmes, biens réels ou imaginaires, religieux, culturels et
symboliques. De sorte qu’il est à la fois agresseur et agressé, terrifiant
et terrifié. Car, puisque chacun en fait autant, on ne sait plus où
commence ce cercle infernal de la défense et de l’agression. Cela fait
partie de notre histoire et de notre mémoire collective; et avons-nous
vraiment changé depuis?
[…]
Ce refus terrifié et agressif d’autrui n’est pas encore exactement le
racisme. Mais le racisme est une élaboration discursive, une justification
de ces émotions simples. Il m’a semblé nécessaire de distinguer ces deux
niveaux et de les nommer différemment. Sinon, personne n’avouerait son
hétérophobie, avec laquelle nous devons pourtant composer pour mieux
exorciser le racisme. Inutile de soupçonner et d’accuser tout le monde:
sommes-nous tous racistes? Non, mais nous sommes tous exposés à l’hétérophobie.
Le racisme vient se greffer sur ce fond commun et se singularise selon la
tradition culturelle de chacun, et la victime occasionnelle qu’il
rencontre. C’est la société, notre langage, notre littérature, qui nous
proposent complaisamment des moules, des casiers déjà préparés où ranger
nos émotions. Inquiets, malgré nous, devant un homme aux traits
asiatiques, nous puisons spontanément dans les figures négatives de
Chinois ou de Japonais que nous offrent la littérature ou le cinéma. Idem
pour les Juifs ou les Arabes, ou même pour les femmes. Sommes-nous
déroutés devant une femme? Les stéréotypes de la garce, de la vamp, ou
même de la sorcière, sont aussitôt à notre disposition. Cet aspect
conjoncturel, culturel, du racisme ne le rend pas moins dangereux, car
nous le suçons, tous ou presque, dès notre première gorgée de lait, nous
l’avalons avec nos premières tartines, à l’école et dans la rue, .dans les
préjugés familiaux, dans les livres, les films, et même dans les
religions. Mais si le racisme est social et culturel, l’hétérophobie est
une donnée animale. Le racisme une misérable machine de mots pour
justifier notre hétérophobie et en tirer profit. Discours aberrant et
intéressé de l’hétérophobie, le racisme n’est qu’une illustration
particulière d’un mécanisme plus vaste qui l’englobe. |
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