De l'existence à l'existant
La relation sociale n’est pas initialement une relation
avec ce qui dépasse l’individu, avec quelque chose de plus que la somme
des individus et supérieure à l’individu au sens durkheimien. La catégorie
de la quantité, ni même celle de la qualité ne décrit pas l’altérité de
l’autre qui n’est pas simplement d’une autre qualité, mais qui porte, si
l’on peut dire, l’altérité comme qualité. Encore moins le social
consiste-t-il dans l’imitation du semblable. Dans ces deux conceptions, la
sociabilité est cherchée comme un idéal de fusion. On pense que ma
relation à l’autre tend à m’identifier à lui en m’abîmant dans la
représentation collective, dans un idéal commun ou dans un geste commun.
C’est la collectivité qui dit nous , qui sent l’autre à côté de soi et non
pas en face de soi; C’est aussi la collectivité qui s’établit
nécessairement autour du troisième terme qui sert d’intermédiaire, qui
fournit le commun de la communion. …
A cette collectivité de camarades, nous opposons la collectivité du
moi/toi qui la précède. Elle n’est pas une participation à un troisième
terme - personne intermédiaire, vérité, dogme, œuvre, profession, intérêt,
habitation, repas - c’est-à-dire elle n’est pas une communion. Elle est le
face-à-face redoutable d’une relation sans intermédiaire, sans médiation.
Dès lors, l’interpersonnel n’est pas la relation en soi indifférente et
réciproque de deux termes interchangeables. Autrui, en tant qu’autrui,
n’est pas seulement un alter ego. Il est ce que moi je ne suis pas: il est
le faible alors que je suis le fort; il est le pauvre, il est “la veuve et
l’orphelin”. Il n’y a pas de plus grande hypocrisie que celle qui a
inventé la charité bien ordonnée. Ou bien, il est l’étranger, l’ennemi, le
puissant. L’essentiel c’est qu’il a ses qualités de par son altérité même.
L’espace intersubjectif est initialement asymétrique. L’extériorité
d’autrui n’est pas simplement l’effet de l’espace qui maintient séparé ce
qui, par le concept, est identique, ni une différence quelconque selon le
concept qui se manifesterait par une extériorité spatiale. C’est
précisément en tant qu’irréductible à ces deux notions d’extériorité que
l’extériorité sociale est originale et nous fait sortir des catégories
d’unité et de multiplicité qui valent pour les choses, c'est-à-dire valent
dans le monde d’un sujet isolé, d’un esprit seul. L’intersubjectivité
n’est pas simplement l’application de la catégorie de multiplicité au
domaine de l’esprit. Elle nous est fournie par l’Eros, où, dans la
proximité d’autrui, est intégralement maintenue la distance dont le
pathétique est fait, à la fois, de cette proximité et de cette dualité des
êtres. Ce qu’on présente comme l’échec de la communication dans l’amour,
constitue précisément la positivité de la relation: cette absence de
l’autre est précisément sa présence comme autre. L’autre, c’est le
prochain - mais la proximité n’est pas une dégradation ou une étape de la
fusion.
Éthique et Infini
Je me demande si l’on peut parler d’un regard tourné vers
le visage, car le regard est connaissance, perception. Je pense plutôt que
l’accès au visage est d’emblée éthique. C’est lorsque vous voyez un nez,
des yeux, un front, un menton, que vous pouvez les décrire, que vous vous
tournez vers autrui comme vers un objet; La meilleure manière de
rencontrer autrui, c’est de ne même pas remarquer la couleur de ses yeux!
Quand on observe la couleur des yeux, on n’est pas en relation sociale
avec autrui. La relation avec le visage peut certes être dominée par la
perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y
réduit pas…
Le visage est signification et signification sans contexte. Je veux dire
qu’autrui, dans la rectitude de son visage, n’est pas un personnage dans
un contexte; D’ordinaire on est un “personnage“: on est professeur à la
Sorbonne, vice-président du Conseil d’Etat, fils d’Untel, tout ce qui est
dans le passeport, dans la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute
signification, au sens habituel de ce terme, est relative à un tel
contexte: le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose.
Ici, au contraire, le visage est sens, à lui seul. Toi, c’est toi En ce
sens on peut dire que le visage n’est pas vu. Il est ce qui ne peut
devenir un contenu, que votre pensée embrasserait; il est l’incontenable,
il vous mène au-delà. C’est en cela que la signification du visage le fait
sortir de l’être en tant que corrélatif d’un savoir. Au contraire, la
vision est recherche d’une adéquation: elle est ce qui par excellence
absorbe l’être. Mais la relation au visage est d’emblée éthique. Le visage
est ce qu’on ne peut tuer, ou du moins ce dont le sens consiste à dire:
“Tu ne tueras point”.
Totalité et Infini
Le visage se refuse à la possession de mes pouvoirs. Dans
son épiphanie, dans l'expression, le sensible, encore saisissable, se mue
en résistance totale à la prise. Cette mutation ne se peut que par
l'ouverture d'une dimension nouvelle. En effet, la résistance à la prise
ne se produit pas comme une résistance insurmontable, comme dureté du
rocher contre lequel l'effort de la main se brise, comme éloignement d'une
étoile dans l'immensité de l'espace.
L'expression que le visage introduit dans le monde ne défie pas la
faiblesse de mes pouvoirs, mais mon pouvoir de pouvoir. Le visage, encore
chose par mi les choses, perce la forme qui cependant le délimite. Ce qui
veut dire concrètement: le visage me parle et par là m'invite à une
relation sans commune mesure avec un pouvoir qui s'exerce, fût-il
jouissance ou connaissance.
Et cependant, cette nouvelle dimension s'ouvre dans l'apparence sensible
du visage. L'ouverture permanente des contours de sa forme dans
l'expression emprisonne dans une caricature cette ouverture qui fait
éclater la forme. Le visage à la limite de la sainteté et de la caricature
s'offre donc encore dans un sens à des pouvoirs. Dans un sens seulement:
la profondeur qui s'ouvre dans cette sensibilité modifie la nature même du
pouvoir qui ne peut dès lors plus prendre, mais peut tuer (…)
Autrui qui peut souverainement me dire non, s'offre à la pointe de l'épée
ou à la balle du revolver et toute la dureté inébranlable de son pour soi
avec ce non intransigeant qu'il oppose, s'efface du fait que l'épée ou la
balle a touché les ventricules ou les oreillettes de son cœur. Dans la
contexture du monde, il n'est quasi-rien. Mais il peut m'opposer une
lutte, c'est-à-dire opposer à la force qui le frappe non pas une force de
résistance, mais l'imprévisibilité même de sa réaction . Il m'oppose ainsi
non pas une force plus grande - une énergie évaluable et se présentant par
conséquent comme si elle faisait partie d'un tout - mais la transcendance
même de son être par rapport à ce tout; non pas un superlatif quelconque
de la puissance, mais précisément l'infini de sa transcendance. Cet
infini, plus fort que le meurtre, nous résiste déjà dans son visage, est
son visage, est l'expression originelle, est le premier mot "Tu ne
commettras pas de meurtre". L'infini paralyse le pouvoir par sa résistance
infinie au meurtre qui, dure et insurmontable, luit dans le visage
d'autrui, dans la nudité totale de ses yeux, sans défense, dans la nudité
de l'ouverture absolue du Transcendant. Il y a là une relation non pas
avec une résistance très grande, mais avec quelque chose d'absolument
autre: la résistance de ce qui n'a pas de résistance - la résistance
éthique.