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La question que nous soulevions au
début de ces considérations et à laquelle nous revenons maintenant est
celle-ci : quel genre d’expérience fondamentale de la communauté humaine
imprègne un type de régime dont l’essence est la terreur et le principe
d’action la logique de la pensée idéologique ? Qu’une telle combinaison
n’ait jamais été réalisée auparavant dans les diverses formes de
domination politique, cela est évident. Pourtant l’expérience fondamentale
sur laquelle elle repose doit être humaine et connue des hommes, dans la
mesure où ce corps politique " original " entre tous, a été inventé par
les hommes, et répond d’une certaine manière à leurs besoins.
On a souvent fait observer que la terreur ne peut régner absolument que
sur des hommes qui sont isolés les uns des autres, et qu’en conséquence,
un des premiers soucis de tous les régimes tyranniques est de provoquer
cet isolement. L’isolement peut être le début de la terreur ; il est
certainement son terrain le plus fertile ; il est toujours son résultat.
L’isolement est, pour ainsi dire, prétotalitaire ; il est marqué au coin
de l’impuissance dans la mesure où le pouvoir provient toujours d’hommes
qui agissent ensemble, " qui agissent de concert " (Burke) ; les hommes
isolés n’ont par définition aucun pouvoir.
L’isolement et l’impuissance, c’est-à-dire l’incapacité fondamentale et
absolue d’agir, ont toujours été caractéristiques des tyrannies. Dans un
régime tyrannique, les contacts politiques entre les hommes sont rompus et
les aptitudes humaines pour l’action et le pouvoir sont contrariées. Mais
ce ne sont pas tous les contacts entre les hommes qui sont brisés, ce ne
sont pas toutes les aptitudes humaines qui sont détruites. Toute la sphère
de la vie privée avec ses possibilités d’expérience, d’invention et de
pensée est laissée intacte. Nous savons que le cercle de fer de la terreur
totale ne laisse pas d’espace à une telle vie privée et que l’auto-contrainte
de la logique totalitaire détruit chez l’homme la faculté d’expérimenter
et de penser aussi certainement que celle d’agir.
Ce que nous appelons isolement dans la sphère politique, se nomme
désolation1
dans la sphère des relations humaines. Isolement et désolation
font deux. Je peux être isolée — c’est-à-dire dans une situation où je ne
peux agir parce qu’il n’est personne pour agir avec moi — sans être "
désolée " : et je peux être désolée, c’est-à-dire dans une situation où,
en tant que personne je me sens à l’écart de toute société humaine — sans
être isolée. L’isolement est cette impasse où sont conduits les hommes
lorsque la sphère politique de leurs vies, où ils agissent ensemble dans
la poursuite d’une entreprise commune, est détruite. Pourtant l’isolement,
bien que destructeur du pouvoir et de la faculté d’agir, non seulement
laisse intactes les activités dites productives des hommes : il leur est
même nécessaire. L’homme, dans la mesure où il est homo faber, a tendance
à s’isoler lui même dans son travail, autrement dit à quitter
temporairement le domaine de la politique. La fabrication (poiesis, la
confection des choses), en tant qu’elle se distingue de l’action (praxis)
d’une part, et du travail pur d’autre part, est toujours menée à bien dans
un certain isolement par rapport aux préoccupations communes, que le
résultat soit une œuvre d’artisanat ou d’art. Dans l’isolement, l’homme
reste en contact avec le monde en tant qu’œuvre humaine ; ce n’est que
lorsque la forme la plus élémentaire de créativité humaine — c’est-à-dire
le pouvoir d’ajouter quelque chose de soi au monde commun — est détruite,
que l’isolement devient absolument insupportable. C’est ce qui peut se
produire dans un monde où les valeurs majeures sont dictées par le
travail, autrement dit où toutes les activités humaines ont été
transformées en travail. Dans de telles conditions, seul demeure le pur
effort du travail, autrement dit l’effort pour se maintenir en vie, et le
rapport au monde comme création humaine est brisé. L’homme isolé qui a
perdu sa place dans le domaine politique de l’action est tout autant exclu
du monde des choses, s’il n’est plus reconnu comme homo faber, mais traité
comme un animal laborans dont le nécessaire " métabolisme naturel " n’est
un sujet de préoccupation pour personne. Alors l’isolement devient
désolation. Une tyrannie fondée sur l’isolement laisse généralement
intactes les capacités productives de l’homme ; une tyrannie sur les "
travailleurs ", comme par exemple le pouvoir sur les esclaves dans
l’antiquité, serait, dès lors, automatiquement un pouvoir sur des hommes
désolés et non simplement isolés, et tendrait à devenir totalitaire.
Tandis que l’isolement intéresse uniquement le domaine politique de la
vie, la désolation intéresse la vie humaine dans son tout. Le régime
totalitaire comme toutes les tyrannies ne pourrait certainement pas
exister sans détruire le domaine public de la vie, c’est-à-dire sans
détruire, en isolant les hommes, leurs capacités politiques. Mais la
domination totalitaire est un nouveau type de régime en cela qu’elle ne se
contente pas de cet isolement et détruit également la vie privée. Elle se
fonde sur la désolation, sur l’expérience d’absolue non-appartenance au
monde, qui est l’une des expériences les plus radicales et les plus
désespérées de l’homme.
La désolation, fonds commun de la terreur, essence du régime totalitaires
et, pour l’idéologie et la logique, préparation des bourreaux et des
victimes, est étroitement liée au déracinement et à l’inutilité dont ont
été frappées les masses modernes depuis le commencement de la révolution
industrielle et qui sont devenus critiques avec la montée de
l’impérialisme à la fin du siècle dernier et la débâcle des institutions
politiques et des traditions sociales à notre époque. Être déraciné, cela
veut dire n’avoir pas de place dans le monde, reconnue et garantie par les
autres ; être inutile, cela veut dire n’avoir aucune appartenance au
monde. Le déracinement peut être la condition préliminaire de la
superfluité, de même que l’isolement peut (mais ne doit pas) être la
condition préliminaire de la désolation. Prise en elle-même, abstraction
faite de ses causes historiques récentes et de son nouveau rôle dans la
politique, la désolation va à l’encontre des exigences fondamentales de la
condition humaine et constitue en même temps l’une des expériences
essentielles de chaque vie humaine. Même l’expérience du donné matériel et
sensible dépend de mon être-en-rapport avec d’autres hommes, de notre sens
commun qui règle et régit tous les autres sens et sans lequel chacun de
nous serait enfermé dans la particularité de ses propres données
sensibles, en elles-mêmes incertaines et trompeuses. C’est seulement parce
que nous possédons un sens commun, parce que ce n’est pas un, mais
plusieurs hommes qui habitent la terre, que nous pouvons nous fier à
l’immédiateté de notre expérience sensible. Pourtant, il nous suffit de
nous rappeler qu’un jour viendra où nous devrons quitter ce monde commun,
qui continuera après nous comme avant, et à la continuité duquel nous
sommes inutiles, pour prendre conscience de notre désolation, pour faire
l’expérience d’être abandonnés par tout et par tous.
La désolation n’est pas la solitude. Celle-ci requiert que l’on soit seul,
alors que celle-là n’apparaît jamais mieux qu’en compagnie. Hormis
quelques remarques éparses — généralement présentées de manière paradoxale
comme le mot de Caton (rapporté par Cicéron De Republica I, 17) : numquam
minus solum esse, quam cum solus esset, " il n’était jamais moins seul que
lorsqu’il était seul ", ou plutôt " il ne se sentait jamais moins seul que
lorsqu’il était dans la solitude " — il semble qu’Épictète, l’esclave
affranchi, philosophe d’origine grecque, fut le premier à distinguer entre
désolation et solitude. Sa découverte était, en un sens, accidentelle, sa
préoccupation majeure n’était ni la solitude, ni la désolation, mais
l’être seul (monos) au sens d’une absolue indépendance. Comme Épictète le
fait observer (Dissertationes, Livre 3, ch. 13) l’homme désolé (eremos) se
trouve entouré d’autres hommes avec lesquels il ne peut établir de
contact, ou à l’hostilité desquels il est exposé. Le solitaire au
contraire est seul et peut par conséquent " être ensemble avec lui-même ",
puisque les hommes possèdent cette faculté de " se parler à eux-mêmes ".
Dans la solitude je suis, en d’autres termes, " parmi moi-même ", en
compagnie de moi-même, et donc deux-en-un, tandis que dans la désolation
je suis en vérité un seul, abandonné de tous les autres. Toute pensée, à
proprement parler, s’élabore dans la solitude, est un dialogue entre moi
et moi-même, mais ce dialogue de deux-en-un ne perd pas le contact avec le
monde de mes semblables : ceux-ci sont en effet représentés dans le moi
avec lequel je mène le dialogue de la pensée. Le problème de la solitude
est que ce deux-en-un a besoin des autres pour recouvrer son unité :
l’unité d’un individu immuable dont l’identité ne peut jamais être
confondue avec celle de quelqu’un d’autre. Pour être confirmé dans mon
identité, je dépends entièrement des autres ; et c’est la grande grâce
salutaire de l’amitié pour les hommes solitaires qu’elle fait à nouveau
d’eux un " tout ", qu’elle les sauve du dialogue de la pensée où l’on
demeure toujours ambigu, qu’elle restaure l’identité qui les fait parler
avec la voix unique d’une personne irremplaçable.
La solitude peut devenir désolation ; cela se produit lorsque, tout à
moi-même, mon propre moi m’abandonne. Les hommes solitaires ont toujours
été en danger de tomber dans la désolation, quand ils ne trouvent plus la
grâce rédemptrice de l’amitié pour les sauver de la dualité, de
l’ambiguïté et du doute. Historiquement, on dirait que ce danger ne devint
suffisamment grand pour être remarqué par les autres hommes et relevé par
l’histoire qu’au XIXe siècle. Il se montra clairement lorsque les
philosophes, pour qui la solitude est à elle seule un mode de vie et une
condition de travail, ne se contentèrent plus du fait que la " philosophie
soit seulement pour le petit nombre " et commencèrent à soutenir que
personne ne les " comprend ". Caractéristique à cet égard est l’anecdote
que l’on rapporte à propos de Hegel sur son lit de mort et que l’on aurait
difficilement pu raconter à propos d’aucun autre grand philosophe avant
lui : " Il n’y en a qu’un qui m’ait compris ; et lui aussi a mal compris.
" Réciproquement il y a toujours la chance qu’un homme désolé se trouve
lui-même et commence le dialogue pensant de la solitude. C’est ce qui,
semble-t-il, est arrivé à Nietzsche à Sils Maria quand il conçut
Zarathoustra. En deux poèmes (" Sils Maria " et " Aushohen Bergen ") il
parle de l’espérance vide et de l’attente languissante de l’homme désolé
jusqu’à ce que soudain " um Mittag war’s, da wurde Eins zu Zwei… Nun
feiren wir, vereinten Siegs gewiss,/ das Ferest der Feste ; / Freund
Zarathustra Kam, der Gast der Gaste ! " (" Midi fut, là Un devient Deux…
Certain de la victoire unie nous célébrons la fête des fêtes ; l’ami
Zarathoustra vint, l’hôte des hôtes. ")
Ce qui rend la désolation si intolérable c’est la perte du moi, qui, s’il
peut prendre réalité dans la solitude, ne peut toutefois être confirmé
dans son identité que par la présence confiante et digne de foi de mes
égaux. Dans cette situation, l’homme perd la foi qu’il a en lui-même comme
partenaire de ses pensées et cette élémentaire confiance dans le monde,
nécessaire à toute expérience. Le moi et le monde, la faculté de penser et
d’éprouver sont perdus en même temps.
La seule faculté de l’esprit humain qui n’ait besoin ni du moi, ni
d’autrui, ni du monde pour fonctionner sûrement, et qui soit aussi
indépendante de la pensée que de l’expérience, est l’aptitude au
raisonnement logique dont la prémisse est l’évident par soi. Les règles
élémentaires de l’évidence incontestable, le truisme que deux et deux font
quatre, ne peuvent devenir fausses même dans l’état de désolation absolue.
C’est la seule " vérité " à laquelle les êtres humains peuvent se
raccrocher avec certitude, une fois qu’ils ont perdu la mutuelle garantie,
le sens commun dont les hommes ont besoin pour éprouver, pour vivre et
pour connaître leur chemin dans le monde commun. Mais, cette " vérité "
est vide, ou plutôt elle n’est aucunement la vérité car elle ne révèle
rien. (Définir comme certains logiciens modernes le font la cohérence
comme vérité revient à nier l’existence de la vérité). Dans l’état de
désolation, l’évident par soi n’est donc plus un simple moyen de
l’intelligence : il commence à être productif, à développer ses propres
directions de " pensée ". Que des processus de pensée caractérisés par la
stricte évidence interne de la logique, à laquelle il n’y a en apparence
pas d’échappatoire, aient quelque rapport avec la désolation c’est ce que
remarqua un jour Luther (dont les expériences en matière de solitude et de
désolation furent probablement sans égal, au point qu’il eut un jour
l’audace de dire qu’" il devait exister un Dieu parce qu’il fallait à
l’homme un être auquel il pût se fier ") dans une remarque peu connue sur
la parole de la Bible : " il n’est pas bon que l’homme soit seul " ; un
homme seul, dit Luther, " déduit toujours une chose d’une autre et pense
tout dans la perspective du pire ". Le fameux extrémisme des mouvements
totalitaires, loin de participer du vrai radicalisme consiste assurément à
" tout penser dans la perspective du pire ", à suivre ce processus de la
déduction qui aboutit toujours aux pires conclusions.
Ce qui, dans le monde non totalitaire, prépare les hommes à la domination
totalitaire, c’est le fait que la désolation, qui jadis constituait une
expérience limite, subie dans certaines conditions sociales marginales,
telles que la vieillesse, est devenue l’expérience quotidienne des masses
toujours croissantes de notre siècle. L’impitoyable processus où le
totalitarisme engage les masses et les organise, ressemble à une fuite
suicidaire loin de cette réalité. " Le raisonnement froid comme la glace "
et la " tentacule puissante " de la dialectique " qui nous prend comme en
un étau " apparaissent comme un dernier soutien en un monde où personne
n’est digne de foi et où l’on ne peut compter sur rien. C’est la
contrainte intime, dont le seul contenu est le strict refus des
contradictions, qui semble confirmer une identité d’homme en dehors de
toute relation à autrui. C’est elle qui l’ajuste au cercle de fer de la
terreur même quand il est seul dans un isolement où la domination
totalitaire s’efforce de ne jamais le laisser, sauf dans cette situation
extrême qu’est l’isolement du cachot. En détruisant tout espace entre les
hommes, en les écrasant les uns contre les autres, elle anéantit jusqu’à
la productivité potentielle de l’isolement ; en enseignant et en
glorifiant le raisonnement logique de la désolation — cette désolation où
l’homme sait qu’il se perdra définitivement si jamais il laisse tomber la
première prémisse d’où tout le processus est parti — elle efface jusqu’à
la chance la plus mince que la désolation se transforme en solitude et la
logique en pensée. Si l’on compare cette pratique à celle de la tyrannie,
on dirait qu’un moyen a été découvert de mettre le désert lui-même en
mouvement, de déchaîner une tempête de sable qui pourrait couvrir de part
en part la terre habitée.
Nos conditions d’existence aujourd’hui dans le domaine de la politique
sont assurément menacées par ces tempêtes de sable dévastatrices. Le
danger n’est pas qu’elles puissent instituer un monde permanent. La
domination totalitaire, comme la tyrannie, porte les germes de sa propre
destruction. De même que la peur et l’impuissance qui l’engendrent sont
des principes anti-politiques qui précipitent les hommes dans une
situation contraire à toute action politique, de même la désolation et la
déduction logico-idéologique du pire qu’elle engendre, représentent une
situation anti-sociale et recèlent un principe qui détruit toute
communauté humaine. Néanmoins la désolation organisée est bien plus
dangereuse que l’impuissance inorganisée de tous ceux qui subissent la
volonté tyrannique et arbitraire d’un seul homme. Son danger, nous le
connaissons : elle menace de dévaster le monde — un monde qui partout
semble avoir touché une fin — avant qu’un nouveau commencement, naissant
de cette fin, n’ait eu le temps de s’imposer.
Hormis ces considérations — qui comme prédictions sont peu utiles et moins
encore consolantes — il reste que la crise de notre temps et son
expérience centrale ont suscité l’apparition d’un type de régime
entièrement nouveau. Celui-ci constitue un danger toujours présent et ne
promet que trop d’être désormais notre partage, comme tous les autres
types de régime qui apparurent à différents moments de l’histoire sur la
base d’expériences fondamentales différentes ont été le partage de
l’humanité en dépit de défaites temporaires — les monarchies, et les
républiques, les tyrannies, les dictatures et le despotisme.
Mais demeure aussi cette vérité que chaque fin dans l’histoire contient
nécessairement un nouveau commencement ; ce commencement est la seule
promesse, le seul " message " que la fin puisse jamais donner. Le
commencement, avant de devenir un événement historique, est la suprême
capacité de l’homme ; politiquement, il est identique à la liberté de
l’homme. Initium ut esset homo creatus est — " pour qu’il y eût un
commencement, l’homme fut créé ", dit saint Augustin2.
Ce commencement est garanti par chaque nouvelle naissance ; il est, en
vérité, chaque homme.
1. N.d.T. : désolation, par quoi nous traduisons le mot
anglais loneliness ne doit pas être pris au sens psychologique ; la
désolation est la solitude de l’homme que le système totalitaire déracine,
privé de sol.
2. De civitate Dei, livre 12, chapitre 20
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Rapport à l'autre
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de la violence
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